Redécoupage des circonscriptions fédérales de 2022

Circonstances extraordinaires : le Labrador

Avant le redécoupage de 1987, le Labrador était rattaché à une circonscription de l'île de Terre-Neuve. Lors de l'élection de 1984 et de la plupart des élections précédentes, il faisait partie de la circonscription de Grand Falls—White Bay—Labrador. Lors de la première élection fédérale dans la province, en 1949, il était rattaché à Grand Falls—White Bay, mais son nom ne figurait pas dans la dénomination de la circonscription.

Cette situation assurait l'équivalence relative du chiffre de la population de toutes les circonscriptions de la province. Cependant, une modification apportée à la Loi en 1986 (voir page 5 du rapport de 1987) a donné aux commissions le pouvoir de déterminer que, dans des circonstances qu'elles considèrent comme extraordinaires, une exception pouvait être faite à l'obligation de respecter le plus possible le quotient électoral provincial. Il devenait donc possible de s'écarter de plus de 25 % du quotient électoral si une commission estimait qu'il existait des circonstances extraordinaires.

En somme, depuis les modifications apportées à la Loi en 1986, les commissions doivent observer les règles suivantes :

  • Le chiffre de la population de chaque circonscription doit correspondre dans la mesure du possible au quotient électoral de la province.
  • La commission peut s'écarter du respect du quotient pour préserver une communauté d'intérêts ou la spécificité d'une circonscription ou pour que la superficie des circonscriptions des régions peu peuplées ne soit pas trop vaste.
  • La commission peut s'écarter du quotient électoral pourvu que l'écart n'excède pas 25 %.
  • La commission peut s'écarter de plus de 25 % du quotient électoral dans des circonstances qu'elle considère comme extraordinaires.

De tels écarts sont admissibles s'ils paraissent nécessaires afin d'atteindre des objectifs précis liés à la représentation effective, y compris : a) la protection de la communauté d'intérêts ou de la spécificité d'une circonscription; b) la prise en compte de son évolution historique; c) le souci de faire en sorte que la superficie des circonscriptions dans les régions peu peuplées, rurales ou septentrionales de la province ne soit pas trop vaste. La Loi exige qu'en plus d'assurer un respect rigoureux du quotient électoral par un calcul mathématique simple, la Commission prenne en considération ces éléments dans la détermination de limites raisonnables des circonscriptions.

La Commission a également été guidée par une interprétation faite par la Cour suprême du Canada de la signification du droit de vote qui figure dans la Charte canadienne des droits et libertés. L'article 3 de la Charte se lit comme suit :

3 Tout citoyen a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales.

Dans Renvoi : Circonscriptions électorales provinciales (Sask.), [1991] 2 R.C.S. 158 (l'arrêt Carter), la Cour statue que le droit de vote n'est pas l'égalité du pouvoir électoral en soi, mais le droit à une représentation effective. La juge Beverley McLachlin (tel était alors son titre) déclare au paragraphe 26 :

Je conclus que l'objet du droit de vote garanti à l'art. 3 de la Charte n'est pas l'égalité du pouvoir électoral en soi, mais le droit à une représentation effective. Notre démocratie est une démocratie représentative. Chaque citoyen a le droit d'être représenté au sein du gouvernement. La représentation suppose la possibilité pour les électeurs d'avoir voix aux délibérations du gouvernement aussi bien que leur droit d'attirer l'attention de leur député sur leurs griefs et leurs préoccupations [...].

La Cour a déterminé que l'égalité absolue des votes pouvait détourner du but principal de la représentation effective. Elle a déterminé que des facteurs comme la géographie, l'histoire et les intérêts des collectivités ainsi que la représentation des groupes minoritaires devaient également être pris en considération dans la délimitation des circonscriptions. La dérogation à la parité électorale se justifie si elle permet de mieux gouverner l'ensemble de la population (Carter, par. 32).

Ces principes directeurs s'appliquent et guident la Commission dans ses travaux.

Ainsi, nous sommes d'avis que le cas du Labrador mérite un examen des caractéristiques qui en font une région particulière, aussi bien dans la province que dans l'ensemble du pays. Les éléments distinctifs du Labrador sont notamment son histoire, ses caractéristiques géographiques, ses populations autochtones, sa culture et son orientation politique par rapport à la partie insulaire de la province. Par ailleurs, il faut aussi examiner si le préjudice causé aux autres circonscriptions l'emporterait sur les avantages dans le cas où le Labrador demeurerait une circonscription distincte. Il n'est pas possible d'évaluer la place du Labrador sans tenir compte des électeurs ailleurs dans la province, mais il est important d'évaluer la place du Labrador dans le processus électoral de la province.

Histoire

Le Labrador a une longue et riche histoire, liée dans une certaine mesure à la vie sur l'île de Terre-Neuve, mais souvent bien distincte d'elle. Au cours des 17e et 18e siècles, la gouvernance de ce vaste territoire est passée de St. John's à Québec et vice-versa à plusieurs reprises. En 1748, le Labrador était régi par les Français, à partir de ce qui est aujourd'hui le Québec. En vertu du Traité de Paris (1763), le territoire a été cédé aux Britanniques qui ont continué à administrer le territoire en tant que partie de la colonie du Bas-Canada (l'actuelle province de Québec). En 1809, les Britanniques ont transféré la responsabilité du Labrador du Bas-Canada à la colonie distincte de Terre-Neuve.

Terre-Neuve a continué à assurer la gestion du territoire; cependant, la frontière entre le Labrador et le Canada était demeurée floue jusqu'à ce qu'une décision du Comité judiciaire du Conseil privé, à Londres, fixe les limites actuelles de la frontière en 1927. Bien que ces faits historiques ne constituent pas en soi un contexte historique faisant que le Labrador est entièrement séparé de l'île, ils servent à illustrer le fait que le Labrador et l'île de Terre-Neuve n'ont pas les mêmes racines historiques.

L'histoire de la circonscription soutient la conclusion qu'il existe des circonstances extraordinaires.

Géographie

La masse terrestre du Labrador représente environ 70 % de la superficie de la province, alors qu'elle ne compte que 5,2 % de la population totale. Elle est physiquement séparée de l'île, et il n'y a aucun réseau de transport fixe entre les deux. À certains égards, sa situation est comparable à celle des régions septentrionales de six autres provinces. Si l'on tient compte de son importante population autochtone, des difficultés liées au transport, du climat et du niveau des services, il existe des similarités entre le Labrador et les trois territoires du Nord canadien.

Même si d'autres provinces ont de vastes régions peu peuplées dans le Nord, aucune d'elles n'a un territoire nordique qui est séparé géographiquement. Plusieurs ont, dans le passé, fixé des limites de circonscriptions du Nord qui s'écartaient du quotient électoral provincial, mais aucune n'a présenté un écart comparable à celui du Labrador.

La séparation du Labrador est un fait géographique. Elle a fait que sa culture et son histoire sont uniques au Canada, et cette particularité change considérablement la donne dans le contexte de la révision des limites des circonscriptions. Dans d'autres provinces, on peut déplacer légèrement vers le nord ou vers le sud la limite d'une circonscription nordique éloignée sans pour autant modifier radicalement la nature de la circonscription. Cela n'est pas possible dans notre province : si le Labrador faisait partie d'une circonscription dans la partie insulaire, la nature de la représentation politique de cette partie de la province s'en trouverait considérablement modifiée.

Ce facteur soutient clairement la conclusion qu'il existe des circonstances extraordinaires justifiant un écart de plus de 25 % du quotient électoral de la province.

Culture et politique

Compte tenu de son historique et de sa situation géographique, le Labrador a développé une culture distincte en musique et dans les autres arts. Par ailleurs, depuis son entrée dans la fédération canadienne, le Labrador a été le théâtre de mouvements politiques uniques en leur genre. Par exemple, un parti provincial du nom de New Labrador Party a été constitué à la fin des années 1960; il a élu un membre à la Chambre d'assemblée lors de l'élection de 1971 et encore une fois lors d'une élection partielle en 1972. Le parti a disparu au milieu des années 1970, mais il a refait surface dans les années 1980 pour exprimer au gouvernement de l'île un sentiment d'injustice éprouvé par la population. Aucun député n'a été élu durant cette dernière période, mais le fait que le parti ait existé renforce l'idée selon laquelle la culture politique du Labrador est distincte de celle de la partie insulaire. Le Labrador se sent pénalisé ou dissocié du pouvoir, incapable de faire entendre sa voix comme il se doit.

Ce facteur soutient dans une certaine mesure la conclusion qu'il existe des circonstances extraordinaires.

Populations autochtones

Une bonne partie de la population du Labrador est autochtone (43 %, selon le recensement canadien de 2016). En comparaison, la circonscription de Long Range Mountains compte une population autochtone de 24 % et toutes les autres circonscriptions fédérales de la province en comptent moins de 6 %.

Il existe plusieurs groupes autochtones au Labrador, notamment les Inuits du Nunatsiavut, la Nation innue et les Inuits du NunatuKavut. Cette forte proportion de populations autochtones dans la circonscription forme des communautés d'intérêts et une spécificité bien distincte des autres circonscriptions. La question de la représentation adéquate des Autochtones au sein du système politique canadien a été soulevée dans de nombreux contextes, dont le Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones (1996), recommandant la création d'une troisième chambre du Parlement élue par les nations ou les peuples autochtones. Alors que d'autres pays réservent des sièges distincts aux populations autochtones (p. ex. la Nouvelle-Zélande), le Canada n'a pas un tel système en place. Cependant, dans un cadre de réconciliation, le fait de reconnaître l'importance de la population autochtone résidant au Labrador signifie qu'il faudrait accorder une attention particulière à cette région.

Ce facteur soutient clairement la conclusion qu'il existe des circonstances extraordinaires.

Préjudice pour les autres circonscriptions

Si le Labrador était une circonscription distincte, le seul préjudice pour les autres circonscriptions serait la possibilité que leur représentation soit diminuée. Si les limites de toutes les circonscriptions étaient fixées de manière à avoir un certain degré de parité électorale, chaque circonscription compterait environ 72 936 habitants. Ce chiffre est le quotient électoral de la province, Labrador compris. Sans le Labrador, la population paritaire de chaque circonscription insulaire serait de 80 649, une différence d'environ 8 000 habitants par circonscription. La Commission constate que ce chiffre de population par circonscription de l'île est encore nettement inférieur à la moyenne dans la plupart des autres provinces. Ainsi, si le Labrador demeure une circonscription distincte, le niveau de représentation de la province, calculé en fonction du nombre de citoyens pour chaque député élu, sera tout de même comparable, sinon meilleur, à celui observé dans de nombreuses autres circonscriptions au Canada.

La Commission estime que le maintien de la circonscription distincte du Labrador ne provoque pas de disparité importante dans la représentation des autres circonscriptions. De fait, il est probable que la représentation soit ainsi améliorée dans la circonscription qui, si le Labrador n'avait pas sa propre circonscription, y serait jointe, car l'augmentation des déplacements et des distances dans cette éventuelle circonscription ferait qu'il serait beaucoup plus difficile pour l'éventuel député de bien représenter tous les électeurs disséminés dans deux territoires distincts. L'augmentation de la population dans les circonscriptions insulaires de la province n'est pas une raison justifiant de ne pas tenir compte des communautés d'intérêts et de la spécificité observées dans la circonscription du Labrador.

La Commission est d'avis que ce facteur n'empêche pas de conclure à l'existence de circonstances extraordinaires au Labrador.

Résumé

Les résidents du Labrador (y compris les membres de diverses communautés autochtones, la population coloniale et les immigrants récents), qu'ils habitent dans une petite localité côtière, dans le grand centre de service de la région supérieure du lac Melville ou ses environs, ou dans l'une des principales villes de l'ouest du Labrador reconnues pour l'exploitation des ressources naturelles, affirment tous depuis des décennies l'existence d'une communauté d'intérêts. Ensemble, l'histoire du Labrador, sa géographie, sa communauté d'intérêts et la vitalité de ses nombreuses communautés autochtones justifient le maintien d'une circonscription distincte. En raison de son immense superficie, assurer une représentation effective dans cette région est extrêmement difficile. Si le Labrador était rattaché à une circonscription de la partie insulaire de la province, il est clair qu'une représentation adéquate de tous ses électeurs serait difficile à assurer.

La Loi indique clairement que la représentation démographique constitue l'objectif principal de la Commission, mais elle prévoit une marge de manœuvre pour les exceptions justifiées par les communautés d'intérêts, l'identité et des facteurs culturels et géographiques. La Loi précise que les commissions doivent d'abord assurer l'égalité du pouvoir électoral au moment de réviser la carte électorale. Dans l'arrêt Carter, la Cour suprême du Canada favorise la représentation effective plutôt que la parité absolue de la représentation. Une commission doit prendre en considération des facteurs comme la géographie, l'histoire et les intérêts de la communauté ainsi que la représentation des groupes minoritaires. En effet, la juge McLachlin, représentant l'opinion majoritaire, indique que la liste n'est pas exhaustive, ce qui signifie que les commissions peuvent également tenir compte d'autres facteurs (Carter, par. 31). La Loi autorise un écart par rapport au quotient électoral pour ces motifs, et aussi pour faire en sorte que la superficie des circonscriptions ne soit pas trop vaste et pour tenir compte des communautés d'intérêts et de la spécificité des circonscriptions. La Commission a tenu compte de tous ces facteurs dans sa décision concernant le Labrador.

Depuis 35 ans, la partie de la province occupée par le Labrador forme une circonscription distincte, bien que sa population soit de plus de 25 % inférieure au quotient électoral. Lors du précédent redécoupage, l'écart était de 63,6 % par rapport au quotient électoral de la province. Il s'agit d'un écart considérable – en fait, de l'écart le plus élevé de toutes les circonscriptions du pays. Seuls les trois territoires du Nord comptent une population comparable à celle du Labrador. Bien entendu, ceux-ci ne sont pas tenus de respecter un quotient électoral provincial, car ils ont droit à un seul représentant chacun à la Chambre des communes.

Les chiffres du redécoupage de 2012 montrent une grande variation de l'écart par rapport au quotient électoral dans les circonscriptions vastes et éloignées des parties septentrionales des autres provinces. Le tableau suivant en fait foi.

Province Circonscription Écart par rapport au quotient provincial
Colombie-Britannique Skeena—Bulkley Valley -13,53 %
Alberta Fort McMurray—Cold Lake -5,29 %
Saskatchewan Desnethé—Missinippi—Rivière Churchill -5,88 %
Manitoba Churchill—Keewatinook Aski -1,34 %
Ontario Kenora -47,30 %
Québec Abitibi—Baie-James—Nunavik—Eeyou -15,64 %

Il est intéressant de constater qu'au Québec, la commission ayant décidé d'appliquer le quotient électoral à l'échelle des régions, une circonscription, celle d'Avignon—La Mitis—Matane—Matapédia, située dans le sud de la province et bien desservie par un réseau de transport, affichait un écart de -26,42 %, le plus élevé de la province. Ce n'est qu'en Ontario, dans le cas de Kenora, qu'une commission avait jugé nécessaire d'invoquer des circonstances extraordinaires pour justifier un écart.

Le Labrador est comparable à plusieurs de ces circonscriptions. Il est éloigné, son réseau de transport est limité et sa superficie est similaire à celle des plus grandes circonscriptions des autres provinces. Par contre, le Labrador est la seule circonscription de toutes les provinces à être séparée géographiquement du reste de la province.

Compte tenu de ces facteurs et des points soulevés plus haut, la Commission est d'avis que des circonstances extraordinaires permettent un écart de plus de 25 % du quotient électoral provincial dans le cas du Labrador.

Même si la Commission voulait reconsidérer cette question, puisque le Labrador est une circonscription distincte depuis environ 35 ans, il faudrait des raisons impérieuses pour changer le statu quo. Les commissions précédentes ont décidé que la situation du Labrador était suffisamment extraordinaire pour autoriser un écart de plus de 25 % du quotient électoral. Le maintien des limites actuelles a une incidence sur le niveau de représentation des autres circonscriptions dans la province. Cependant, cette incidence n'est pas importante au point de constituer une raison impérieuse de modifier les limites actuelles.

Les travaux entourant le redécoupage, notamment les audiences publiques et les commentaires que la Commission a reçus du public, ont mis en relief la situation unique du Labrador. Fait à noter, tous les échanges que la Commission a eus avec le public ont renforcé la notion selon laquelle les circonstances particulières du Labrador justifiaient un écart important par rapport au quotient électoral. Cette partie de sa proposition n'a soulevé aucune objection. De fait, la question de la représentation géographique a été poussée un peu plus loin dans une présentation publique, selon laquelle il devrait y avoir deux circonscriptions au Labrador, et non une seule. Cette recommandation, qui était motivée par une nécessité perçue de poser d'autres gestes pour favoriser la réconciliation avec les groupes autochtones, soulignait les difficultés de représentation particulières aux régions du pays qui s'étendent sur une vaste superficie et dont la population est disséminée. La Commission souhaite exprimer sa reconnaissance aux nombreux citoyens qui, par leurs observations verbales ou écrites, lui ont permis d'avoir une meilleure conception de plusieurs questions.

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